Odyssée 10
Ah ! Combien les ports sont à la fois enchanteurs et trompeurs ! Après des jours de lente solitude voici que le relief d’un continent s’est profilé au ras des flots Quoique sachant fort bien qu’il n’était pas ce rivage que tu cherchais mais seulement une contrée exotique avec un idiome et des coutumes qui seraient difficiles à comprendre N’importe
La fatigue d’avoir tant duré dans l’éblouissante lumière en n’ayant eu pour dialoguer que le claquement de la voile, le friselis de la vague et les cris lancinants des mouettes te poussa malgré tes réticences à t’en approcher pour y faire relâche Désormais à bâbord et tribord tu pouvais voir de plus en plus de navires converger vers ce môle qu’un phare au bout d’une longue jetée bornait prétentieux comme un phallus dressé
Les quais grouillaient d’une population bruyante et colorée les uns déchargeant des ballots énormes qui faisaient saillir leurs biceps luisants d’autres un bac de poissons dans les bras criant à qui le leur achèterait Des femmes vêtues d’oripeaux divers négociaient avec de grands gestes pour finir un éclair glissait dans leur panier tandis qu’on devinait qu’une poignée de vieux billets avait changé de mains
Debout près de ton mât t’étant laissé distraire par le va et vient bigarré de la foule tu faillis être culbuté par-dessus bord quand ton étrave heurta le quai à l’endroit précis que tu visais où l’on voyait devant un large emplacement vacant une rangée d’anneaux de fer suspendus à la paroi
Rapidement tu nouas un bout dans le plus proche avant que la coque ne recule Après deux ou trois mouvement pour assouplir ton corps ankylosé tu sautas sur le quai juste au moment où arrivait un homme en uniforme défraîchi qui réclama en pidgin quelques piécettes pour t’autoriser à laisser ton bateau à cet endroit
Autour de la place du port une suite de tavernes aux enseignes rouges ou vertes avec des portes peintes en bois bleu proposaient sur des panneaux des menus écrits à la craie selon les lignes contournées d’une langue qui te parut fort décorative
Entré dans la première venue ombre fraîche et ventilateurs gémissant au plafond tu t’assis nonchalamment et t’exprimant surtout avec les mains tu obtins du patron qu’il te serve un plat indéfinissable assorti d’une boisson au goût amer Depuis longtemps tu ne t’étais pas senti aussi bien à ton aise !
Après avoir sympathisé avec les indigènes au bout de quelques temps tu envisageais de renoncer à ta quête absurde et de prendre ici tes quartiers pour toujours lorsqu’un grand sentiment de vide à l’improviste commença dans ton cœur à réveiller les échos de plus en plus impérieux de – comme on dit – « l’appel du large »
Et quelques jours après n’y tenant plus tu reprenais la mer reprenant avec elle ta solitude et cet espace de rêve infini qu’on nomme l’horizon.