Micro-mystères
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Entre les tours des cités louvoient les vols de tourterelles.
Le bouleau du jardin n'a pas encore poussé de bourgeons.
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Elles s'y posent, balancent aux ramilles et se font la cour,
tantôt roucoulant, tantôt en silence, immobiles à l'angle
faîtier des toits tels des ornements sculptés dans la pierre,
surveillant les environs où vont les ombres déformantes
des nuages, les unes limaçant à travers le gazon, les autres
se coulant de façade en façade, et d'un balcon au prochain
sautant avec l'agilité qu'on prête d'ordinaire aux monte-en-l'air.
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Leur silence est couvert par le ronflement des automobiles ;
les cris des enfants réveillent les échos du préau de l'école.
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Ce matin est au beau et le ciel éclairé d'un duvet de soleil.
On sort goûter l'air tiède du printemps qui semble purifié.
Les heures par les gosiers obstinément roucoulent, des pigeons
poursuivis par leur marotte à petits pas précipités d'arpenter
les trottoirs. Et les voyant hocher mécaniquement de la tête
pour approuver on ne sait quoi, le passant se dit que le quotidien
recèle de petits mystères qui n'intriguent pas moins que les grands.
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Couchant ordinaire
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Il neige des roses sur l'île de la Cité
En aval de la Seine sur la barque d'or d'Isis
s'éloigne un vieux soleil embarbé de vapeurs
qui flèche avec ce qui lui reste de vigueur
le dôme étincelant du Panthéon
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Des amoureux se pressent et s'embrassent
sans pudeur appuyés au parapet du Pont neuf
Peut-être se sentent-ils à la fois acteurs
et spectateurs du film de leur propre vie
qui les projette dans une émouvante éternité
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Ce n'est pas le pire endroit que Paris pour s'aimer
Nombre de souvenirs auxquels je tiens m'en restent
Traverser le jardin des Tuileries en compagnie
de son amour par un printemps qui excite même
les nus de pierre de Maillol est un moment inoubliable !
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Certains jours...
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Certains jours à Paris sont faciles
On déambule au soleil de surprise en surprise
Des artistes sauvages ont décoré les murs
de chefs-d'oeuvre étranges qu'ils ne signent pas
Peu leur chaut de s'effacer devant leur création
Ils sont dans le même état d'esprit que Dieu
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Les rameaux des arbres brillent sur l'intense
bleu du ciel A travers on aperçoit le Sacré-Coeur
en coupoles couleur de lin qu'un escalier
innombrable rejoint jusqu'où circulent lents
les anges à peine froissés en aubes de nuages
Ils viennent voir là-haut si les vignes renaissent
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Donne-moi ta petite main ma chérie ma tendresse
Passons du même pas le seuil gai du printemps
Quoique le monde ailleurs soit horreur et détresse
je veux plonger au fond de tes yeux transparents
Y voir se raviver notre ancienne promesse
comme au soleil d'été s'ouvre un bleuet des champs.
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Tu ne diras rien d'autre…
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À mon ami Louis Girault, in memoriam.
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Tu ne diras rien d'autre qu'adieu
tandis qu'en sifflant la flûte s'atténue entre les pentes,
ses échos répercutés par les capuchons neigeux des sommets
Au bord des lacs des canots de roseau circulent
les rames se cassent sur leurs reflets
Tu ne diras rien d'autre qu'adieu
Le vent glacé de la puna coupe le souffle et soulève
sous leur ventre la toison des vigognes gracieuses
Des femmes aux joues rouges passent en riant sur le chemin
el camino que conduce al pozo
emballées d'épaisses jupes mantes de couleur aux épaules
Tu ne diras rien d'autre qu'adieu
Ce sera comme si sur le chemin marchaient des souvenirs
tellement anciens que ta respiration se déchire à seulement
vouloir les suivre tandis qu'au loin persiste faiblement
la voix nostalgique de la kena
qui parmi les échos se raconte à elle-même l'odeur froide
l'odeur d'une si froide solitude que rien n'y saurait remédier
Alors tu ne diras rien d'autre qu'adieu
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La nature se vengera
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Violet sommeil profil sombre plaine enténébrée
Long esclavage d'un amour sans joie compensatrice
Nulle âme ici qui vive - seulement des cendres moirées
d'argent par les vestiges d'un feu ancien ô laves rouges
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Penchons notre oreille sur coquelicots et hibiscus :
Connectés au for intérieur de la planète ils làchent
dans l'air par leurs étamines de silence une nuée
de récriminations devant l'irrémédiable Dans les fleurs
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on entend les sentiments de la terre exactement
comme ceux de la mer dans les coquillages pareils
à des écouteurs wifi Hélas en leur murmure indistinct
ne se détache clairement que le mot « vengeance ».
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Au Cap-Martin
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Frêle circonstance à quoi j'agrafe mon poème
dans le dos de l'univers tel un poisson d'avril
Chaque mot est une écaille et chaque écaille
une étoile que je suis peut-être seul à voir
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Le soleil levant a sorti son trombone doré
du pavillon duquel s'essaiment mille mouettes
tandis que l'accompagne le vent sur le clavier
virtuose des écumes et le ressac avec ses maracas
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Enfant du jour à l'extrême pointe d'une avancée
de pierre un cormoran noir lisse sa robe d'encre
déploie au soleil d'amples ailes et du ressort fléchi
de ses pattes s'élance au ras des flots jusqu'à
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plonger soudain un long moment pour enfin reparaître
en surface en serrant dans son bec une chose argentée
qui se tend et se détend flexible comme lame de navaja
qu'à la fin l'oiseau déglutit d'un gosier d'avaleur de sabre.
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Feu de camp d'un autre siècle
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Ce feu qui brûle encore à peine au bord
du cercle de la nuit
ne va pas le piétiner,
retiens-toi de l'éteindre ! Les sarments
déjà consumés ont gardé la forme blanchie
des os de ces morts qui jonchent ta mémoire...
Ce sifflement de flûte mêlé de plain-chant
venu d'outre-horizon, c'est le bruit
de vitesse de la vie qui file comme le vent !
Par les hublots des jours en passant
juste un aperçu de l'éternité – puis adieu !
Restent sous ton front les cristaux chanteurs
des oiseaux, un son si pur qu'il donne la migraine !
Au bout d'un invisible lien
tel un ballon d'enfant grimé d'un sourire publicitaire
tu traînes avec toi la lune au long du labyrinthe.
Myrthes et térébinthes encombrent le chemin
qui serpente entre des hêtres enfeuillés de rêves.
Je t'en prie ne va pas piétiner le feu
le reste du pauvre feu de nos soirées d'adolescents
sur la plage où ronflaient les guitares
du ressac dont l'écume
flamboyait au bord du cercle de la nuit !
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Aujourd'hui, hier et toujours.
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À petits pas à petits pas comme en dansant
elle s'avance avec son inaudible tambourin :
Ce sont minutes qui te tiennent tant à cœur
que tu ne les laisses pas s'enfuir sans battre
avec elles du même tempo de noire à soixante !
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Nous nous aimions Nous nous déchirions
dans la sphère translucide de notre unique
et même éternité On croyait le firmament
la terre les forêts les couleurs les étoiles
et jusqu'à cette mer qui nous enseignait l'infini
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on croyait qu'il s'agissait d'un Éden à nous seuls
destiné - où serrer dans nos bras la Beauté nue
qu'on pouvait sur l'Autre embrasser à bouche-
que-veux-tu, la nuit, au nez et à la barbe du Temps !
Vie qui s'avançait à petits pas déjà – comme en dansant !
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Lieu commun et mains vides
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Qu'offrir ce matin à la pâleur du petit-jour
Peindre un bouquet de joues d'une aurore d'autrefois
(On aura compris que j'entends un bouquet de roses)
d'un pinceau japonais effilé comme une mouette
errant à travers l'immensité d'une feuille de papier de riz ?
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Une barque attend parmi les feuilles de lotus
qui repoussent dans l'irréel la lumière du reflet
Tel est l'étang que je contemple assis sur un vieux tronc
De chable abattu par la tempête de janvier 99
en m'efforçant de méditer sur l'éternel et l'éphémère
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Fort à propos à cet instant frisson d'ailes diaphanes
me frôle un insecte bifide qui file vers l'autre rive
et je me demande si dans sa tête minuscules chaque
seconde lui semble une heure et la journée entière
un digne temps de vie ou s'il a comme moi conscience
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que chaque nouveau jour passe vitement à l'instar
des années dans l'existence flamboyante des étoiles...
(1992)