Couchant ordinaire
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Il neige des roses sur l'île de la Cité
En aval de la Seine sur la barque d'or d'Isis
s'éloigne un vieux soleil embarbé de vapeurs
qui flèche avec ce qui lui reste de vigueur
le dôme étincelant du Panthéon
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Des amoureux se pressent et s'embrassent
sans pudeur appuyés au parapet du Pont neuf
Peut-être se sentent-ils à la fois acteurs
et spectateurs du film de leur propre vie
qui les projette dans une émouvante éternité
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Ce n'est pas le pire endroit que Paris pour s'aimer
Nombre de souvenirs auxquels je tiens m'en restent
Traverser le jardin des Tuileries en compagnie
de son amour par un printemps qui excite même
les nus de pierre de Maillol est un moment inoubliable !
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Certains jours...
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Certains jours à Paris sont faciles
On déambule au soleil de surprise en surprise
Des artistes sauvages ont décoré les murs
de chefs-d'oeuvre étranges qu'ils ne signent pas
Peu leur chaut de s'effacer devant leur création
Ils sont dans le même état d'esprit que Dieu
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Les rameaux des arbres brillent sur l'intense
bleu du ciel A travers on aperçoit le Sacré-Coeur
en coupoles couleur de lin qu'un escalier
innombrable rejoint jusqu'où circulent lents
les anges à peine froissés en aubes de nuages
Ils viennent voir là-haut si les vignes renaissent
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Donne-moi ta petite main ma chérie ma tendresse
Passons du même pas le seuil gai du printemps
Quoique le monde ailleurs soit horreur et détresse
je veux plonger au fond de tes yeux transparents
Y voir se raviver notre ancienne promesse
comme au soleil d'été s'ouvre un bleuet des champs.
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Tu ne diras rien d'autre…
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À mon ami Louis Girault, in memoriam.
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Tu ne diras rien d'autre qu'adieu
tandis qu'en sifflant la flûte s'atténue entre les pentes,
ses échos répercutés par les capuchons neigeux des sommets
Au bord des lacs des canots de roseau circulent
les rames se cassent sur leurs reflets
Tu ne diras rien d'autre qu'adieu
Le vent glacé de la puna coupe le souffle et soulève
sous leur ventre la toison des vigognes gracieuses
Des femmes aux joues rouges passent en riant sur le chemin
el camino que conduce al pozo
emballées d'épaisses jupes mantes de couleur aux épaules
Tu ne diras rien d'autre qu'adieu
Ce sera comme si sur le chemin marchaient des souvenirs
tellement anciens que ta respiration se déchire à seulement
vouloir les suivre tandis qu'au loin persiste faiblement
la voix nostalgique de la kena
qui parmi les échos se raconte à elle-même l'odeur froide
l'odeur d'une si froide solitude que rien n'y saurait remédier
Alors tu ne diras rien d'autre qu'adieu
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La nature se vengera
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Violet sommeil profil sombre plaine enténébrée
Long esclavage d'un amour sans joie compensatrice
Nulle âme ici qui vive - seulement des cendres moirées
d'argent par les vestiges d'un feu ancien ô laves rouges
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Penchons notre oreille sur coquelicots et hibiscus :
Connectés au for intérieur de la planète ils làchent
dans l'air par leurs étamines de silence une nuée
de récriminations devant l'irrémédiable Dans les fleurs
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on entend les sentiments de la terre exactement
comme ceux de la mer dans les coquillages pareils
à des écouteurs wifi Hélas en leur murmure indistinct
ne se détache clairement que le mot « vengeance ».
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Au Cap-Martin
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Frêle circonstance à quoi j'agrafe mon poème
dans le dos de l'univers tel un poisson d'avril
Chaque mot est une écaille et chaque écaille
une étoile que je suis peut-être seul à voir
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Le soleil levant a sorti son trombone doré
du pavillon duquel s'essaiment mille mouettes
tandis que l'accompagne le vent sur le clavier
virtuose des écumes et le ressac avec ses maracas
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Enfant du jour à l'extrême pointe d'une avancée
de pierre un cormoran noir lisse sa robe d'encre
déploie au soleil d'amples ailes et du ressort fléchi
de ses pattes s'élance au ras des flots jusqu'à
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plonger soudain un long moment pour enfin reparaître
en surface en serrant dans son bec une chose argentée
qui se tend et se détend flexible comme lame de navaja
qu'à la fin l'oiseau déglutit d'un gosier d'avaleur de sabre.
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Feu de camp d'un autre siècle
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Ce feu qui brûle encore à peine au bord
du cercle de la nuit
ne va pas le piétiner,
retiens-toi de l'éteindre ! Les sarments
déjà consumés ont gardé la forme blanchie
des os de ces morts qui jonchent ta mémoire...
Ce sifflement de flûte mêlé de plain-chant
venu d'outre-horizon, c'est le bruit
de vitesse de la vie qui file comme le vent !
Par les hublots des jours en passant
juste un aperçu de l'éternité – puis adieu !
Restent sous ton front les cristaux chanteurs
des oiseaux, un son si pur qu'il donne la migraine !
Au bout d'un invisible lien
tel un ballon d'enfant grimé d'un sourire publicitaire
tu traînes avec toi la lune au long du labyrinthe.
Myrthes et térébinthes encombrent le chemin
qui serpente entre des hêtres enfeuillés de rêves.
Je t'en prie ne va pas piétiner le feu
le reste du pauvre feu de nos soirées d'adolescents
sur la plage où ronflaient les guitares
du ressac dont l'écume
flamboyait au bord du cercle de la nuit !
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Aujourd'hui, hier et toujours.
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À petits pas à petits pas comme en dansant
elle s'avance avec son inaudible tambourin :
Ce sont minutes qui te tiennent tant à cœur
que tu ne les laisses pas s'enfuir sans battre
avec elles du même tempo de noire à soixante !
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Nous nous aimions Nous nous déchirions
dans la sphère translucide de notre unique
et même éternité On croyait le firmament
la terre les forêts les couleurs les étoiles
et jusqu'à cette mer qui nous enseignait l'infini
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on croyait qu'il s'agissait d'un Éden à nous seuls
destiné - où serrer dans nos bras la Beauté nue
qu'on pouvait sur l'Autre embrasser à bouche-
que-veux-tu, la nuit, au nez et à la barbe du Temps !
Vie qui s'avançait à petits pas déjà – comme en dansant !
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Lieu commun et mains vides
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Qu'offrir ce matin à la pâleur du petit-jour
Peindre un bouquet de joues d'une aurore d'autrefois
(On aura compris que j'entends un bouquet de roses)
d'un pinceau japonais effilé comme une mouette
errant à travers l'immensité d'une feuille de papier de riz ?
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Une barque attend parmi les feuilles de lotus
qui repoussent dans l'irréel la lumière du reflet
Tel est l'étang que je contemple assis sur un vieux tronc
De chable abattu par la tempête de janvier 99
en m'efforçant de méditer sur l'éternel et l'éphémère
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Fort à propos à cet instant frisson d'ailes diaphanes
me frôle un insecte bifide qui file vers l'autre rive
et je me demande si dans sa tête minuscules chaque
seconde lui semble une heure et la journée entière
un digne temps de vie ou s'il a comme moi conscience
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que chaque nouveau jour passe vitement à l'instar
des années dans l'existence flamboyante des étoiles...
(1992)
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Lieu cythérien
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Que ce soit un lieu paisible, analogue à l'île Ste Marguerite... Les pins aux larges pétases feutrés d'aiguilles vertes n'ont pas besoin d'yeux pour y être éblouis par la mer ; au large passent nos rêves gréés de trois étages de voiles blanches bombées par le vent des Dames ; un ponton en bois suffit pour rester des heures assis au soleil en balançant les jambes et de temps à autres, la fourrure fraîche d'une vague vient caresser nos pieds nus, tel un chaton bleu en mal de tendresse.
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Là-bas, bien entendu, jaillissent du creux des roseaux quelques grands oiseaux inévitables, qui s'acharnent à dresser sous nos yeux un chapiteau d'azur dont ils font semblant, à certaines heures de l'après-midi, d'être les trapézistes en justaucorps blanc. Quelle expression songeuse on voit alors sur le visage enchanté de nos compagnes, et que soudain sont vertes leurs prunelles où courent les crinières claires des écumes ainsi que successifs désirs que rien ne pourrait arrêter !
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Il y a l'épaisseur de la forêt qui protège quelques ruines dont le temps a fait d'élégantes œuvre d'art. Elle dérobe aussi nos amours aux rares regards indiscrets susceptibles de survenir au détour d'un buisson, si l'on veut bien ne pas compter l'irruption d'une chevrette sauvage à la pupille fendue ou d'une laie escortée des groins curieux de cinq mignons petits zèbres, à la recherche d'un refuge, et qui font aussitôt demi-tour par une pudeur légitime, vu que notre nudité les scandalise.
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Ici l'odeur du thym et de la menthe attire les cigales et les tourterelles, les unes en compte de sonoriser les minutes, les autres les heures, jusqu'aux dernières lueurs entre les troncs assombris par le crépuscule. Pour la nuit, aux oliviers de garder chacun son troupeau d'étoiles, aux verges des ifs de punir les perséides constamment tentées de filer outre-monts. Notre astre à nous soit l'étoile du soir, de ses rayons enveloppant nos corps comme d'une cage de Faraday en fils de cuivre, apte à neutraliser foudres et orages.
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Sic transit...
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Heureux, les humains choisis comme des fleurs des champs par la main de la fortune, pour un bouquet de hasard. Cependant leur vie, coupée du foin commun, s'étiole face aux miroirs dans les vases précieux qui les divinisent.
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Pour certains, dont le faiseur de poèmes, les refuges des quartiers obscurs, la simplicité solidaire des humbles, des méprisés dont la seule parenté avec les châteaux est leur dentition crénelée, sont préférables aux gloires mensongères.
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Je ne crois pas à la bonne foi de ceux qui font profession de dévouement et de générosité avec des peuples exotiques sans s'occuper du SDF qui dort dans la rue au bas de leur immeuble. J'y crois encore moins s'ils sont encensés par les médias.
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Je crois à la mauvaise conscience des élus parlant de social à tout bout de champ, dans le langage distingué, un rien maniéré, des sixième et septième arrondissements parisiens. Hélas ni la bonne ni la mauvaise conscience ne font la qualité d'une politique.
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Si la célébrité ne rapportait aucun bénéfice à ceux qu'elle entoure de son halo murmurant et admiratif, à son égard l'on pourrait être neutre, voire indifférent. Mais elle donne le pouvoir, dont il est ascétique de ne pas abuser à l'occasion.
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La science et la gloire sont des drogues qui insensibilisent. Je connais ainsi des gens qui furent dans leurs premiers temps de merveilleux écrivains, par la suite tellement universellement encensés que personne n'ose reconnaître à quel rapide niveau de médiocrité ils sont tombés.
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Ne te laisse pas anesthésier, jeune homme qui rêves de t'exprimer à travers la poésie. Si grande que soit l'admiration de ton entourage pour ta réussite, si fameux que devienne ton nom, quoi que tu aies vaincu, cela ne te donne pas de fesse supplémentaire pour siéger sur le trône des WC.
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Le plus agréable est de se retrouver, dans un transport en commun, en face de quelqu'un qui lit un de tes recueils. La seule véritable réussite en poésie se reconnaît au fait qu'en une circonstance ou une autre de sa vie, devant toi quelqu'un par cœur murmure un vers dont toi seul n'ignore pas l'auteur.
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Micro-Bouddha
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Petit Ezra-Flynn Petit trésor joyeux
Nous commençons à bien nous connaître tous deux
En promenade tu souris assis dans ta poussette
en regardant les pigeons des trottoirs se faire la cour
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Tu lèves les yeux pour vérifier que nous sommes complices
en face de cet univers plein de phénomènes bizarres
Comme nous franchissons le grand soleil pour traverser
la rue tu fermes tes yeux éblouis et te mets à chantonner
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Au rythme d'un langage que ne comprennent vraiment
que les oiseaux Puis peu à peu ton gazouillis s'esquive
Endormi je te découvre offrant le visage serein et parfait
d'un bébé-Bouddha qui m'émerveille et me fascine...
. La joie d'Ezra
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Les nuages encore affligés de couperose
attestent qu'il est tôt Déjà les mésanges volètent
d'une branche à l'autre des bouleaux blancs
Moi je me réjouis d'avance Ezra va venir ce matin
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Un sourire éclairera sa mignonne bouille de bébé
Ses yeux scruteront les personnes présentes
avec une perspicacité surprenante de profondeur
Puis il nous tendra les bras À celui qui voudra
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le cueillir de la poussette où il est engoncé
dans ses fouffes tissus et manteaux à cause de l'hiver
Son petit corps alangui de tendresse contre le nôtre
à nous vieillards insufflera comme un regain de vie...