L'inconnue
Ce qui la fascinait, c'était la musique bizarre
que dans sa tête murmuraient les usines
désaffectées, rouillant parmi les friches
industrielles, avec leurs machines énigmatiques,
engrenages et dents gigantesques, pontons
roulants sur des rails suspendus là-haut, parmi
les câbles et poulies inertes, les rambardes,
les palans abandonnés dans un rai de soleil
qui tombe, roide comme un coup d'épée,
des verrières à demi-crevées. « Il y en a
beaucoup autour de Gênes. J'y passerais
volontiers des heures. Ce sont les Karnak
du siècle passé. Mais elles sont bien plus
fragiles que les temples de l'Antiquité ! »
Le regard fixé par dessus mon épaule,
elle parlait dans le vide, d'un ton un peu
rauque et comme transfiguré de nostalgie.
Son visage s'animait, ses joues se teintaient
d'un rose charmant, tandis qu'elle évoquait
la beauté des mécanismes, des roues cuivrées,
des leviers splendides, des chaudières peintes
d'inscriptions noires et de glyphes mystérieux
dont le rouge était tout assombri de crasse :
« De tout cela émane une beauté que jamais
n'atteindront les maigres gadgets électroniques
de notre temps... Une beauté grandiose ! » Moi,
qui ne m'intéressais guère à son goût pour les
ruines du temps de l'Industrie-Reine, je regardais
bouger ses lèvres. Je m'enchantais du timbre
souple de sa voix. Et je voulais devenir son amant.