14. Nocturne des ivrognes
On voit la vie si rose quand on est charbonnier
Avec une foi d'alcoolique ! J'ai connu un type qui
Chaque fois qu'il était gris, disait : «Il y a un Dieu
Pour les ivrognes !» Puis braillant des grivoiseries
S'en allait titubant à travers le soir, tombait parfois et s'endormait
Sur un talus ou dans un caniveau sans s'être jamais rien
Cassé... D'autres même en plein jour voient tout en noir
Et leur réalité que rayent par moment des rires jaunes
Ressemble à une guêpe opiniâtre et lancinante
Surtout la nuit lorsqu'il se fait un lent silence
Sur toutes choses, que chaque objet vous regarde
Sans yeux, et que le papier blanc sympathique buvard
Profitant de la chaleur cherche à révéler vos pensées !
Sur le gravier de l'allée qui mène au seuil nous reviennent
Les pas crissants des disparus mais inutile
D'aller ouvrir la porte : sous l'arche de l'auvent il n'y aura
Que le sourire triste de la lune et fermant le jardin la haie des bambous obliques
Qui balancent à la moindre brise leurs profils fantomatiques.
La chouette laconique et régulière hulule
Toutes les trois minutes
Comme un reproche aux insomniaques trop diserts
Qui griffonnent des poèmes à longueur de pages
En se figurant qu'ils ont à remplir de phrases immortelles
Des feuilles qu'ils ne feront lire à personne et jetteront demain
Sitôt que sera de retour la lucidité de l'aube
Qu'importe ! La verdeur glauque de la poésie est ton absinthe,
A ta manière ainsi que d'autres tu en as intoxiqué ta foi :
On pourrait bien prétendre au fond
Que les ivrognes et toi avez la même religion !