Par dessus les années
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Tu devais avoir une semaine à peine et je t'avais eu contre moi
toute une matinée, car on avait osé me confier mon petit-fils
sans me surveiller ! Tu me souriais, tu bougeais tes mains en essayant
d'analyser tes doigts un à un comme s'ouvre une marguerite
.
Puis à un moment tu t'es endormi paisiblement et j'entendais
ton doux respir régulier tandis que je sentais ta poitrine minuscule
se gonfler un peu et parfois davantage avec un soupir d'aise
Et le soleil dehors se déplaçait au-dessus de la rue Chaplin
.
Soudain il y eut une minute où ton souffle devint inaudible
Plus rien de ton corps ne bougeait Tu me semblais alourdi
et inerte Alors je t'ai soulevé dans mes bras jusqu'à mon oreille
comme on écoute une montre Et j'ai entendu que ton petit cœur
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battait – exactement comme celui de ton père au même âge
une fois qu'à la clinique, il m'avait fait la même frayeur…
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Double jeu
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Ah que la vie est quotidienne ! émit jadis Jules Laforgue…
On le disait poète « fantaisiste » comme si pouvait être
poète un qui ne le serait pas Un qui n'observerait pas avec l'ironie
d'un découragement définitif l'insenté comportement
de la communauté des primates dont nous sommes
Un qui ne se consolerait pas d'un mot – spirituel de préférence !
Éphémère consolation certes - qui passe comme le vent…
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Un ballon de cristal en lequel joue au travers d'un vin cramoisi
le doigt du soleil – voilà l'unique quotidienneté dont je rêve
Il y aurait autour de la table des êtres aimés
Au jardin balanceraient doucement les grandes feuilles neuves
d'un bananier encore embuées de rosée ainsi que les vitraux
composés comme d'immenses lys d'une chapelle gothique
Et les oiseaux gazouilleraient chacun leur cantique
.
Dans ma tête je ferais inconsciemment le comptes des pieds
d'un poème d'exactement vingt et un vers – par superstition -
tout en devisant d'un air détaché avec la compagnie
Car sur cette planète la plupart des sujets de conversation
ne mobilisent pas beaucoup d'entre les neurones d'un rêveur
Il reste largement assez de cellules grises pour édifier
au fond de ma mémoire une belle architecture de vocables...
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Occultes racines
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Des années de vent ont façonné sur le littoral la courbe de ce pin dont la touffe au bout du tronc fuyant a la forme oblique d'une limace au ciel, d'où s'étire la bave claire d'un avion déjà perdu de vue. Les roches à la surface de l'eau se traînent avec lenteur parmi les vaguelettes moutonnières.
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Terre et mer, l'histoire d'une séparation jamais tout à fait accomplie, avec remords et retours blanchissants de l'eau sans mesure. Profitent des embruns les plantes grasses et dans les recoins des pelotes broussailleuses, toutes épines hérissées jusqu'à la nuit où s'ouvriront leurs calices immaculés.
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Marchant dans l'eau basse du bord, la plante de mes pieds me raconte le sable, une brisure de coquillage, une capsule de bouteille, un fragment de tuile. Si j'insistais un peu plus profond, peut-être apprendrais-je les aventures de quelque bateau ventru de Grèce ou de Phénicie qui a sombré.
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J'imagine d'ici trois mille amphores alignées dans les cales, les lingors de fer empilés, la carène ronde plaquée de plomb et de cuivre, la vaste voile carrée avec les anneaux pour la carguer, les haubans ornés de flammes mycéniennes rouges, jaunes, aux lions courants, les marins criards.
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Plus profond encore, caressées par les souples déploiements d'algues selon les courants paresseux des abysses : les ruines bleuies ou glauques d'une cité engloutie, Atlantide marbrée par le mouvant filet des rayons filtrés d'en-haut, cité crétoise ou égyptienne noyée par la montée des eaux.
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C'est qu'au pays de ma naissance, il y eut toujours profusion de légendes, de contes héroïques, nautes épris de princesses à la toison d'or, pirates Mores ravisseurs de beautés pâles aux regards languissants cernés d'ombre violâtre, rois philosophes, religieux pourchassés pour leur âme pure.
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Aïeux et racines d'un terroir de vin, de lavandes, de collines tachetées d'oliviers et rayées de longues lavandes, nous brodons sur des galéjades qui ont fleuri au printemps de notre civilisation, il y a des millénaires, dans les ports de la côte et dans l'austère arrière-pays, pour le seul bénéfice de vivre.
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« La quatorzième Beauté »
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D'un devoir de pure louange face à l'univers
nous avions cru devoir lester nos pensées et la langue
de nos mères Nous ignorions alors qu'il s'agissait d'un subterfuge
fomenté par des maîtres qui savaient en extraire le pouvoir
comme s'il était le suc de ce que l'invisible doit à l'imagination
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Depuis ce que nos pensées surplombent – mais à peine -
c'est la Terre en son fonctionnement baptisé Nature
Du magnétisme qui protège nos vies du feu cosmique
jusqu'aux conversations par effluves des plantes rivées
au sol et pourtant essaimant par le biais des insectes et des oiseaux
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Un corps immense que nous humains nocifs comme un cancer
nous employons avec ardente négligence à détraquer voire à détruire
inconscients d'en être des cellules plutôt que des corps étrangers
Nous qui mordons sans pitié Celle qui nous nourrit depuis toujours.
Brièveté
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Jupe rouge et bas blancs une fillette brune
sur le trottoir danse en courant
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On n'a pas l'habitude allant chez l'épicier
de croiser ainsi la poésie en route
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Subit un rai de soleil lave les façades grises
Sur les toits se retient une vessie de nuage
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Jupe rouge bas blancs une fillette brune
toujours dansant tourne au coin de la rue
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Pleurs de désespoir
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Petit Ezra, ce sont tous les enfants de la planète
qu'à travers toi je ressens quand je te tiens si fragile
sur mes bras Tous les enfants de la planète que j'entends
crier de soif et de faim dans mes rêves demi-insomniaques
.
Ce sont toutes les mères elles-mêmes affamées par les folies
des guerres, du climat que détériorent tant d'activités des hommes,
par l'ignorance et l'irréflexion , par l'orgueil et l'obstination
Mères que je vois les yeux agreandis par la peur et le désespoir
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Quelle chose terrible que cette grâce endormie des nourrissons
lorsqu'elle est réveillée par les dures crampes de la faim
dans ces pays où n'existent pas - comme il en existe dans le tien,
petit Ezra Flynn bien aimé, - de solutions aux drames de l'enfance.
Nuées claires...
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La maison aux oiseaux balance
sous l'effet d'incessants passages
Chaque ailé miniature y vient pincer sa graine
puis repart vivement comme s'il avait
quelque sylphe diablotin à ses trousses
.
Que j'aime ces petites vies tout ensemble
robustes et fragiles, risquées et sauvages
mais libres, libres dans leur plume ainsi que les anges
Un peu de chènevis, de tournesol, un godet de lin bleu
pour une ou deux secondes fugitivement dérobées
.
qui nous rapprochent Cependant que nous savions bien
malgré nos subterfuges mécaniques et nos artifices
qu'une invisible chaîne nous retient captifs au sol
et limite nos joies de parcourir à notre gré
la fraîcheur du ciel - ici et là pommelé
de nuées claires comme des fleurs de jasmin.
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Sixième heure
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Voici que le corbeau de l'aube – ô charlatan noir ! -
rameute les nuages et leur promet un avenir
or et lumière dans le bleu – jusqu'au soir !
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En contrebas de la terrasse les lauriers roses
continuent de fleurir Réveil des colombes
et des menus passereaux au cœur des buissons
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Sagement à l'écart alignées au fond du potager
poussent mystérieusement diverses variétés
de légumes colorés frais et si beaux à voir
.
Seul – mais accompagné du chat roux et câlin -
j'irai tout à l'heure les reconnaître afin de bien
avoir conscience d'être en vie et d'habiter cette Terre.
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SURSIS
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Le regard effleure les pins, les traverse
le ciel est promesse d’Eden de l’autre côté
On écoute s’entrecroiser mille cris discrets d’oiseaux
Puis voici la visite en essaim des premières colombes
roses et les martinets noirs très haut s’élancent
.
ce qui rime avec le fait que le temps recommence
.
Ainsi c’est donc ici moi tel un Vinci autoportrait au corps las
sur lequel vont peser crayonnés les imperceptibles sédiments
d’une nouvelle journée Le regard lointain porté là-bas
sur les montagnes aux cernes violets, je pense à mes amis
A tous ceux qui reviendront et ceux qui ne reviendront plus
.
Ma foi je ne suis qu’un survivant, qu’un vieil homme amer
qu’habite étrangement la joie de ses enfants et ses petit-enfants
et qui trouve encore à ce monde un peu de l’affreuse beauté
nécessaire pour avoir, malgré la violence de sa foudre, envie
d’y prolonger son séjour de quelques années…
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Rengaine
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Haubans vibrants et mer violette Le couchant
en éventail réveillant les airs du large sur nos visages
Qui reste-t-il d'autre que moi pour s'en souvenir
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Dès la nuit j'ouvre un intangible album d'images
J'appareille pour des contrées de silence et de froissements
D'intransmissibles expériences Des étoiles désolantes
.
tant leur lumière vient d'un passé désormais inconcevable
Elle ouvraient leurs rayons courbes et parfois l'on pouvait
tel un oursin dans les profondeurs deviner leur trou noir
.
Dès la nuit voici que glissent et reviennent inlassables
dorées comme des carpes rouges dans un aquarium vert
les visions d'un monde que j'ai bien connu et qui fut heureux.
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Victorieuse Nature
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Ce n'est pas le nombre des oiseaux que nous observons
avec la joie mordorée des frondaisons de nuées au matin
Non - ce qui nous regarde et fait signe avec gazouillements
.
c'est la variété noire blanche rose bleue jaune de Naples
de leurs plumages tachetés unis rayés ocellés qui disent
Palombe Loriot Serin Sittelle Pitpit Corbeau Pie Verdier
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C'est l'angle acéré des ailes ou la fourche de leur queue
qui - leurs plumes luisant d'une trajectoire à reflet d'aurore -
sculptent dans l'air l'ineffable contour d'une Athéna Nikè
.
Beau ciel d'été sur le jardin - quelle brise délicieuse vient
de la mer qui miroite entre les chênes-verts et confirme
par des senteurs de lavande et d'anis la divine présence !
(Variante)
C’est l’angle acéré des ailes ou la fourche de leur queue
qui – leurs plumes luisant d’une trajectoire à reflet d’aurore -
sculptent dans l’air l’ineffable contour d’une Sainte Victoire
.
Comme les hirondelles de Corfou esquissaient dans l’azur
une Athéna Nikè au-dessus des murailles obliques du fort
et des bateaux de pêche désoeuvrés dans les bassins du port
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Anticipation
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À travers le ciel nébuleux de ses rêves il s’envolait
léger immatériel à son âme réduit sans souci de la nuit
du dehors qui brûlait froidement ses étoiles puis les offrait
à croquer au Moloch de l’horizon hérissé de dents enneigées
.
Comme on se croise parfois entre oiseaux il saluait d'autres âmes
errant au sein du même éther que ne trouble aucun vent
et que les corps imprégnés de sommeil auraient trouvé irrespirable
Il vivait avec elles d’étranges amours sous le regard des lunes
compatissantes occupées à se mirer dans d’évanescentes rivières
.
Il se disait qu’être mort était peut-être cela – ou peut être autre chose
Mondialisation
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Dans la voix de qui l'on aime on entend toujours ce frisson
que nous transmet si bien le téléphone lorsqu'on a l'oreille
attentive L'appréhension de la distance L'anxiété de l'absence
En arrière-plan les pleurs d'un être que l'ignorance affame
.
Et c'est bien en ce monde écoeurant ce qui nous inquiète le plus
Ces constellations de drames annoncés que relaient à plaisir
les médias qui nous intoxiquent sans vergogne de tragédies
dont l'ampleur va du planétaire à l'intime sans qu'on ait pu
déterminer la frontière qui nous sépare de ce qui hors de portée
.
nous renvoie à notre impuissance face à ceux que nous aimons
.
Perplexité
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Quel est cet univers qui pour se rendre supportable
voile l'horreur sous le masque d'or de la beauté ?
Qui allie à des façons luxuriantes de paradis
mille grands ou minuscules drames d'une impitoyable
.
cruauté ? Ici la grandeur tournoyante des immenses galaxies
côtoie l'infime humilité des feuilles mortes qui retournent
fusionner avec la terre, et des germes qui les décomposent...
Partout de fascinants miracles surgissent pour une fraction
de seconde ou cent millions d'années – et rentrent tôt ou tard
.
dans l'athanor du Néant qui remodèle indéfiniment l'existant...
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Note de survie
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Les dernières ne sont-elles pas les plus belles aurores
Celles des grands pins muets qui gardent l'azur immobile
puis s'illuminent de la tête en entendant le cristal des oiseaux
et les premières rumeurs humaines qui traversent la vallée
.
Blanche ou rose chaque tourterelle translucide joue de l'aile
parmi la profusion floue des arbres que le soleil commence
à recenser en trahissant au passage la funambule rousseur
d'un écureuil furtif que la fraîcheur de l'air encore parfumée
incite à rentrer chez lui avant l'heure des écorces chaudes
.
Une cloche faible compte sept Les pies sont parties prier
Reste un pivert qui s'obstine à frapper à la porte du tronc
d'un chêne tout en sachant bien qu'elle ne s'ouvrira pas.
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Médaille d'aube
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De son grelot électronique un grillon caché
sous la prairie tente de prolonger la nuit
et finit par y renoncer Ce sont les passereaux
qui prennent le relais pour confirmer leur gaieté
.
Gronde un avion longeant les bancs de corail
erratique émergés dans le ciel glauque de l'aube
Les plus hauts prennent feu tandis que les autres
transhument en masse vers l'attirante Italie
ses belles campagnes ses lacs et deltas miroitants
.
Sans doute est-il alors nécessaire qu'un moustique
zélé zinzine à notre oreille pour nous rappeler - avec
insistance - qu'il existe un revers à la splendeur du Tout.
Immanente aurore
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Fraîchement surgie des eaux la lumière de sept heures
apporte un frisson de ressac et le transmet comme un
lointain souvenir aux frondaisons qu'elle rebrousse
en troublant de son effervescence un envol de tourterelles
.
Ce matin est tellement pur que le ciel donne le sentiment
que l'on habite – en compagne de notre paysage natal -
l'intérieur d'une immense cathédrale de saphir qui fait
les arbres rêver d'apprivoiser la source des hauteurs bleues
tandis que s'éveille la rumeur machinale des activités humaines
.
Nul doute que ce monde-ci ne m'ait beaucoup donné – aussi
beaucoup repris – mais quelle grâce qu'en mes derniers temps
me soit rendue la pénétrante beauté de mes regards d'enfant !
Inspiré par La Fontaine
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Pygargue solitaire mesurant l'envergure des flux d'air
tu décris avec des huit la quiétude infinie de la nue
ce terrain de jeux à travers lequel s'étire la brume des rêves
En bas bourdonnent les frelons Flûtent les roitelets
.
La foule des feuilles est un foisonnement de langues
Chacune à sa place communie au grand soleil dont le sens
se donne à toutes en autant d'hosties de lumière et le bois
dirait-on chuchote une mystérieuse action de grâce
en guise de plan de vol pour les brises imprévoyantes
.
Quant à moi, je me tais Assis sur une pierre plate
je note à la volée - en regardant les gerris arpenter
le reflet – les paroles d'émeraude d'une proche source.
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Olivier d'Apollon
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Sous mes yeux, non loin de la terrasse, il s'argente
un jeune olivier finement ramifié qui me parle
sans mots de ce qu'est la grâce de vivre, comme si
se suffisait à elle-même cette grâce sans qu'il soit
.
besoin d'y adjoindre un sens supplémentaire – ainsi
que la plupart du temps la Poésie s'estime en devoir
de le faire afin d'approfondir en notre regard la densité
en quoi consiste l'attirante gravité des choses quand
leur présence nous étreint d'une occulte sollicitude
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Celle d'un univers que l'on change en absurde Monde
à force d'y chercher par des vues de l'esprit un sens
dont l'heureux chiffrage du poème n'a nullement besoin.
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Présence des pins
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Petits écureuils fripons dans l'amandier
s'activant vivement à leurs menus larcins
tandis que se diffusent les effluves du jasmin
et que stridence de cigales et pépiements d'oiseaux
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édifient autour de moi un cirque d'arbres frémissants
dominé par les grands pins en manches de velours vert
qu'une brise solennelle agite avec une majesté lente
Tous m'observent du haut d'une ancestrale sagesse
parente de celle qu'on lit dans les yeux des éléphants
.
Leurs lourds pieds d'écorce au flanc des restanques
plantés, jusque dans l'altitude bleue définissent le site
D'espace incessamment changer ne les intéresse pas.
Comme de l'or
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Seul à écouter les répons des oiseaux et le frissement soyeux des aubes du haut des arbres occupées à disposer les nuées au sein d'un flou diapré il contemplait la pluie des fines flèches du soleil dont chaque feuille était la cible avide
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Une mouche quelquefois restait un moment posée sur la nappe non loin de la tasse de thé et de gros yeux protubérants le fixait immobile ailes transparentes agrafées à son dos cuirassé de métal vert sur des pattes ciliformes trop nombreuses et coudées Peut-être une espionne de Beelzebub venue jauger combien de temps le solitaire aurait encore à vivre avant que son âme ne rallie le Royaume des Morts
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Très loin éveillaient ses rêves les images de femmes aimées dont les émouvants regards s'ouvraient sur l'horizon incandescent au long duquel se mouvait incessamment la mer se roulant en son propre flot – ce pelage nu comme la peau luisante d'un dauphin - Comment ne pas envier leurs belles âmes à elles qui sont nées avec au coeur l'essence de l'amour
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Lui retrouvait le corps et le visage de sa muse partout dans les détails flexibles du réel courbes des ramures sveltesse élancée des troncs faces illuminées des frondaisons tout était bon comme dans ces dessins pour amuser les enfants en lesquels on doit détecter sept ou huit figures inapparentes
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Voilà quelle était sa façon poétique à lui d'érotiser son univers de le rendre neuf et désirable d'en raviver par une fraîcheur d'aurore la vieille beauté aujourd'hui démodée de même qu'on astique une monnaie antique dont le bronze a terni au cours d'une immémoriale inhumation jusqu'à ce qu'on obtienne de la voir briller aussi purement que le masque d'or de Toutankhamon.
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Eternel insatisfait
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Que de temps passé mes amis à écouter la chaleur du jour suscitée par le chant des cigales et la faible rumeur des hommes au-delà angoissante, angoissée
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Dans le jeune olivier des insectes tissent un réseau plus léger même que l’air qu’il anime ah comme est douce la sagesse végétale qui sait se contenter de sa part de lumière et d’un souffle de vent
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Qu’est-elle devenue ma part de lumière à moi Et que me reste-t-il du souffle d’autrefois lorsque le coeur à se rompre battant je me jetais à corps perdu dans la vie de l’amour faute d’aimer suffisamment la vie
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Sans doute ressemblais-je alors à ce gros bourdon maladroit que je vois s’enfoncer entre les jupes d’une rose sans vergogne cherchant à jouir du pistil délicieux mais déjà c’est fini et voici qu’il est reparti en quête d’autres corolles sucrées
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Décevante est l’existence Décevante quand bien même une fée inconnue l’ait comblée ainsi qu’il en fut de l’aventure inachevée de mes années qu’une autre fée au sourire mystérieux accompagna en l’ensorcelant de ses charmes
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Et de tant de sollicitude qu’à présent y songeant je ne puis que me reprocher à moi-même l’ingrate nostalgie qui déploie à mes yeux les dix mille autres vies que je n’ai pas vécues !
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Vieillir
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Les joies irisées du jour, au crépuscule, ma tristesse les écrase ainsi que coquilles de nacre sous les pas d'un inconnu tardif qui s'avance au long du rivage... Lourds pas de la nuit auxquels se rangent, amplifiés, mes battements de cœur, plus pitoyables que ceux d'un oiseau qu'on serrerait dans sa main pour ne pas qu'il s'enfuie...
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Ce qui accable, venu le temps du futur borné, c'est l'impuissance associée au ridicule. On se voudrait insouciant, livré à la fameuse « légèreté de l'être » de M. K., et voici qu'on est lesté d'une vie passée qui grève nos épaules de sa besace de chagrins, de ratages, de désespoirs, qu'on a peine à soutenir...
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C'est, à mon sens, la raison de la démarche lente qu'on voit aux vieillards, levant de temps en temps au ciel un regard bleu-lessive ou noir-délavé, pour se réconforter l'esprit grâce à la trajectoire foudroyante d'énergie des hirondelles, à la sérénité de l'espace indigo sur les collines où s'élève une lune agrandie...
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Et quand l'atmosphère est pure, grâce à la nonchalance floue des nuages, pâles et indistincts parmi les premières étoiles qui prennent le quart : les deviner passant fantômes dans nos rêves quand à notre insu nous dodelinons en nous assoupissant devant l'Indigence Télévisée, est le peu de conscience qui nous reste...
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Triste est la vie des vieux, qui ressemble à un paquebot revenant de croisière lorsqu'est en vue le môle du retour, son phare flashant depuis des lustres les minutes qui nous rapprochent du port, la ville au loin scintillant de feux parmi lesquels aucun ne nous attend, à quoi il faut ajouter l'autre serrement de cœur des visions joyeuses du passé !
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D’où nous vient ce contentement lorsqu’en approchant de la fenêtre ouverte nous parviennent, bouffées ténues, indéfinissablement exquises, presque insaisissables, les effluves du jasmin ?
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L’après-midi décline ses clartés sous les arbres, sculpte à contre-jour l’élan des troncs, émerveille d’une clarté semblable à ce qu’on imagine être celle de l’or philosophal les frondaisons retombantes des bougainvilliers en fleur.
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Comment se fait-il qu’imprégné des massacres, des hideurs, des abominations de ce monde, ce ne soit pas la cruauté que j’en perçois spontanément, mais ses étonnantes beautés, la surabondance de ses splendeurs ?
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Je sais le terme qui m’attend, qui attend ceux que j’aime, je sais leur peine à vivre, les pièges constants dont ils sont contrains à se dépêtrer sans moi, parce que chacun a son libre chemin. Pourtant une étincelle en moi résiste au malheur…
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Voici, c’est une colombe en approche qui se pose là-devant, c’est une fillette en robe rouge à volants qui passe dans la rue, c’est un caniche qui joue avec son ombre près du mur, mille riens en somme, et chacun m’inonde d’un instant de grâce.
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Parfois j’ai l’impression d’être un arbre qu’une saute de la brise traverse d’une fraîcheur mystérieuse, propageant son tressaillement dans les profondeurs des feuillages, lequel soudain se résout et s’apaise en cri d’oiseau vaste et cristallin comme l’azur.
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NEUVE CHANSON
Neuve chanson que celle du jour qui commence. Déjà la montagne éclaire les houppelandes laiteuses de sa suite de brumes. Les oiseaux dorment encore. Sur les coteaux les carrés des vignes et des oliviers, face à face rangés en bataille, frémissent d’impatience, cependant qu’aucun combat ne les attend même si leur en donnait la promesse ou le signal quelque corbeau facétieux !
C’est l’heure où les cuivres glorieux du soleil saluent en silence la persistance de la mer et de l’immense paysage. Le ciel en profite pour se glisser jusque entre les trouées des frondaisons et leur laisser quelques pièces de son puzzle clair. Un écureuil s’y attarde une minute, passant de l’une à l’autre, hésite, mais finalement les juges impropres à la consommation et retourne à sa cachette d’ombre.
Comment faire pour égaler la joie de ces fragments célestes, leur optimisme, avec les éclats de langage que j’ai cueillis au bord du long chemin d’années qui me relie à mon enfance, selon l’exemple du Facteur Cheval ramassant quotidiennement, aux détours de sa vie monotone, tel ou tel silex d’une forme choisie, afin de l’agréger à l’oeuvre de sa stupéfiante folie, à son Palais Idéal ?
Longtemps, si longtemps que j’accumule, que j’agence et défais et réagence et redéfais et raboute encore les fragments d’un poème inachevable et rêvé, sous l’oeil indifférent ou goguenard de mes contemporains, dont les plus savants et les plus bienveillants s’attachent par compassion – ils ont toute ma gratitude ! – a faire un peu semblant de les comprendre !
Et pourtant l’Achevé, le Parfait, l’Eternel, m’aimantent. Vers eux je me tourne invariablement, aigu et critique, comme une aiguille de boussole que l’invisible obstinément ramène à pointer vers le Nord. Parfois un instant d’exaltation au parfum de lavande et de verveine marque quelques phrases heureuses que je prends naïvement pour un rien de réussite…
Alors je regarde l’aurore avec reconnaissance même si j’ai conscience – hélas ! – qu’elle déploie le même plumage aux rémiges rouges et dorées que celui du couchant lorsqu’il fait une dernière fois la roue au-dessus des monts embrumés, tandis qu’en mon coeur palpite une fragile voix qui demande avec insistance s’il est bien certain que je sois toujours là demain.
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Pensées autour d'une aquarelle
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Vision d'Egypte, de felouques monoailées, reflets sur le fleuve millénaire, monuments aux ruines comprimantes de grandeur, souvenir des pharaons dans le regard de paysans aux visages émaciés par le dieu-soleil, tête enturbannée d'un vieux chiffon. C'est la télé documentaire au regard de touriste planétaire. Qui détourne son regard, et donc le nôtre, de tout ce qui pourrait attrister notre curiosité.
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Me revient le souvenir d'une aquarelle ancienne - années 1900 à en juger par son cadre patiné-, qui semblait fraîchement lavée, miraculeusement transparente, et représentait précisément l'un de ces bateaux vu de trois-quarts, la voile incurvée d'une blancheur lumineuse. Elle ornait la vitrine d'un antiquaire dans une rue voisine de celle du Cherche-Midi. Peintre anonyme, - cependant son prix la mettait hors de portée de mes désirs...
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Il y aura tantôt quarante ans que j'en conserve l'image intacte dans ma mémoire, telle une icône de l'art limpide et immarcessible dont l'idéal nourrissait mes rêves ! Car ce n'est pas la force de visions convulsives et de fantasmes horrifiques, d'art aux contours ruinés, que j'espérais atteindre dans mes poèmes : mais juste cette inoubliable légèreté, cette spontanéité sans repentirs, inaccessible et parfaite en sa justesse, et pour ainsi dire en le baume de ses couleurs...
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Guérir une plaie avec des saignées, de la boucherie, du massacre, ou en exposant le monde et l'humanité à l'envers, hurler à la révolution en art tout en vendant très cher aux bourgeois ses tableaux avec la complicitée honnie des marchands, m'a toujours semblé une entreprise proprement insensée. Comme celle d'un chirurgien qui laisserait après l'opération les entrailles du patient béantes sans recoudre d'un catgut, bientôt disparu, la blessure qui fut nécessaire.
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L'inexplicable
Est-il "normal" de te rêver citron suspendu dans l'août épris de feuillages et de splendeurs lointaines, au-dessus des flocons odorants du jasmin en train d'escalader insidieusement ses arceaux de fer ?
A tire-d'aile les colombes, ces lys aériens, épousent des courbes de l'air qu'elles sont seules à connaître, reliant de vertige la cime de l'yeuse au chêne et le chêne au pin, que pas un souffle n'anime.
Au jardin les lavandes s'appliquent à traduire en parfum ce qu'elles ont capté de la couleur du ciel ; les salades moquent le vert sombre des concombres ; l'olivier, sur les conseils de la nuit passée, tamise l'intensité de son dieu.
Comment imaginer en voyant les abeilles ployer la tige des fleurs, mésanges et bergeronnettes piquer la graine dans leur maison qui balance, ou cette mouche qui arpente sans peur les ramages de la nappe au coin de laquelle je griffonne un papier,
Qu'il y a des myriades d'endroits au-dessus desquels les mêmes nuages, dorés comme citrons par le même soleil dans le même ciel, regardent indifférents des hordes d'humains massacrer en hurlant des enfants et des femmes qui meurent sans comprendre avec, pour dernier regard, un bain de sang sur leur rétine à jamais imprimé ?
INCONSCIENCE
Ah, le XXème siècle ! Comme il était aisé d'être poète au temps de la bonne conscience et des idéologies, des illusions savamment entretenues par le club des vainqueurs, avec le soutien tacite et vigoureux des capitalistes exécrés, évidemment !
Aujourd'hui quel primate appartenant à l'Humanité pourrait avoir la vanité de se croire assez sage pour vouloir, dans ses écrits, laisser - selon le terme à la mode, énoncé avec une gravité qui dans les vieux films semble comique - "un message" ?
Ce serait ne pas mesurer le ridicule de notre espèce batailleuse, au sujet de laquelle les Anciens déjà énonçaient comme une incontestable vérité qu' Homo homini lupus - autrement dit que "l'homme est un loup pour l'homme" !
Que le Poète s'engage, prenne un "parti" quelconque, et voici qu'il s'avilit, que très vite il va se trouver embrigadé aux côtés des prochains massacreurs qui prétendent savoir où est le juste, et faire le bonheur des gens malgré eux...
Tel clan est prêt à réduire à coups de sabre ceux qui refusent de croire à l'existence d'une divinité dont les tueurs eux-mêmes ne savent rien de vrai ! Tel autre clan considère qu'il lui revient de gérer l'uranium, ou le pétrole,
Ou toute autre richesse d'une planète qui n'est à personne, et qu'il est légitime de détruire tout opposant à ce "droit" ! Chaque "club" de bipèdes du globe estime que sa cause est la seule bonne et justifie détestation et anéantissement de qui ne la partage pas.
C'est ainsi que la Terre, pendant que des armées d'imbéciles sont occupées à s'étriper pour des broutilles, dérive lentement, change de visage dans l'indifférence et se prépare sans regrets à rendre toute vie intenable à sa surface...