L’Irréversible
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Tellement atterré de la façon
dont tournent les événements et le monde
il aiguillait vers les mots les visions qu’il portait
en lui d’une époque en voie d’extinction
Le mot abeille le mot lavande le mot olivier
Cigale thym romarin mimosa tilleul
tuiles romaines tourterelles ocre rose
petite tortues vertes pins parasols
ports avec leurs pointus alignés côte à côte
vieux pêcheurs aux visages ravinés
jeunes filles alertes revenant des vignes
en dansant des chevilles Fanny Mireïo Chantaloun
leur bras frais retenant un couffin sur l’épaule
Il ferait beau Devant l’entrée du mazet
de pierres sèches sous un chêne-vert la table
de bois tachée d’anneaux de vin où l’aïoli
attend les travailleurs qui posent leurs hottes
d‘osier une fois vidées dans la benne au raisin noir
D’un pas terreux ils approchent entre les pampres
Les grives saoules s’envolent, se reposent après
leur passage en piaillant Et voici qu’odorants
d’une sueur de soleil les saisonniers s’attablent
font pivoter la virole de leur Opinel et coupent dans le pain
trinquent de leurs fortes mains en plaisantant avé l’assent
La grand’tante les sert Ils mastiquent tranquilles
Alentour le monde n’est que lumière paix et sécurité
Oui – une époque en voie d’extinction qui jonche
ma mémoire de clichés nostalgiques comme des adieux
vu que - pour nous vivants - le Temps est sans retour...
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L’horrible travailleur
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Il s’appliquait obstinément
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(comme une flamme haute
flagellerait le vent pour en exténuer
tout l’oxygène)
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à user l’inspiration dictatrice
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N’était-elle pas lancinante
d’un augment de douleur et de mélancolie
ainsi que le chant des flûtes...
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Haleine embuée de mémoire
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Elle gonflait la voile du coeur
avec ses recensements du monde
de ses beautés, de ses amours déçues
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L’invisible venu de loin sur les nuages
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Souffle pulsant la vie
vers un périple dont seuls les mots
pouvaient connaître le retour
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Mistral devant soi poussant l’infini
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Embrocation verbale
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À force de mauvaises nouvelles
venues des quatre coins
de la machine ronde qui n’a pas de coins
l’on se retourne et faisant le gros dos
l’on s’acharne à écrire des poèmes
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Des poèmes sur les choses émouvantes
et qui font plaisir
Les souvenirs heureux qui ont précédé
l’avalanche des drames
au temps où les plus beaux pins n’avaient pas
encore été abattus ou déracinés
Où les écureuils dans les branches
avec la complicité de l’air touffu dans leur queue
s’entraînaient à bondir à contre-vertige
Où les petits enfants de la famille
assis sur un escalier jouaient avec leur chaton
Où ceux que nous aimions menaient vivement
joyeusement leurs activités quotidienne
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Où l’on avait le sentiment
(dont on repoussait la conscience qu’il était éphémère)
le sentiment exaltant que rien ne manquait
et que le soleil
. coeur palpitant
clé de la voûte azurée du monde
illuminait tendrement justice et bonheur
en nous
. comme en tout lieu de notre Terre bleue
Fleur d’arnica
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Il n‘avait qu’un an
le joli petit Ezra quand Nona
lui avait tendu d’un beau jaune
une fleur d’arnica
le jour de son anniversaire
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Il a pris la fleur dans sa main
de bambin légèrement potelée
l’a contemplée longtemps
C’était la première fois qu’il tenait
une fleur
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Elle absorbat toute son attention
Captait passionnément son regard
comme quand un astronome
découvre avec une étoile nouvelle
le silence des espaces infinis...
Les ans inaltérables
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La configuration du marc de café
au fond de la tasse
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Hors du temps s’y dessinait occulte
ton nébuleux avenir
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Idéogramme de poudre embuant
de hasard noir la pleine lune en porcelaine
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Depuis longtemps nulle gitane
n’était plus là pour le traduire
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Alors tu es resté obtus et perplexe
face à cette illusion de vérité
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Pensée démographique
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La plupart de ces êtres humains
que tu vois à la faveur des publicités,
des videos, des films documentaires
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comme les gens en chair et en os
que tu croises dans tel ou tel lieu
bien réel et bien terrestre
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sois conscient qu’ils ont vécu
à l’heure qu’il est passablement
moins longtemps que toi
(Il se peut - avec davantage
de plénitude !)
À Celle qui cajole son labrador.
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Sereine
son petit poing fermé comme la rose des rosées
qui s’évapore en parfumant l’air
j’imagine Noélie endormie
Ses rêves orbitent autour de son front pur
ainsi que des papillons
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Fillette jolie
quel sera ton destin
Que deviennent les fleurs flexibles sur leurs tiges
quand le vent avec ses ongles froids
les visite
pour les effeuiller pétale à pétale
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Ton petit poing fermé
mignonne endormie
ne cède pas au vent
si cruel qu’il soit envers les roses
car ta paume
tient serrées ensemble les lignes
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et le puissante semence d’or d’un avenir
dont je serai l’exclu
Paradoxes
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Analogue à une lenteur, un adagio dans les cordes graves, la musique de ta vie accélère celle du monde. Intrigante expérience ; l’aube d’une journée, à l’époque du jardin d’enfant sur le plateau de Crête, te paraissait illuminer un futur d’une durée interminable. Tu n’envisageais pas la venue du soir lorsque, dans le bleu du matin, tu passais le portail de fer-forgé, que le sentier de graviers s’incurvait jusqu’à la statue, couronnée d’étoiles, d’une Vierge de Lourdes sulpicienne, si haute sur son piédestal harnaché de roses pompon ; contournait enfin l’aile gauche du bâtiment où se trouvait ta classe.
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Mémoire, terrible mémoire : cette ligne qu’il fallait suivre sans renverser le verre d’eau plein à ras bord, dans la « salle de gym ». Les chants prenants des filles de quinze ans, les « grandes de première », dans la chapelle au plafond étoilé. À tes yeux de gamin, toutes semblaient admirablement gracieuses et attirantes. L’une ou l’autre remplaçait momentanément la maîtresse. Nous avions alors, nous hauts comme trois pommes, des conversations du plus grand sérieux. Elles ne se moquaient jamais des opinions auquelles nous avaient menés notre brève expérience de la vie. Au fond de mes souvenirs, pâlit doucement le visage de l’une d’elles, mince, grande, brune. Elle s’asseyait sans façons au coin de l’un de nos pupitres. Nous échangions sur mille sujets avec ardeur. Le soleil tombant par les hautes fenêtres, indiscret avare de lui-même, cueillait du soleil sur nos têtes joyeuses. En ce temps-là nous avions l’esprit vif. Le monde alentour peinait à suivre.
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Aujourd’hui c’est l’inverse. Au pays de l’âge cassant, des impressions ralenties, des gestes mal assurés, le monde extérieur a pris tellement de vitesse, que c’est toi qui t’essouffles à vouloir le suivre après trois quarts de siècle. Sommé de continuer à lire, écrire, guetter le sens des choses, agir en somme : alors que l’énergie dont ta jeunesse maladive t’avait chichement pourvu, s’est encore amenuisée depuis. Ce qui te pousse insensiblement vers une inertie qui faisait dire paradoxalement à Joe Bousquet que l’homme immobile est le plus rapide de tous.
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Volet roulant relevé...
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Il y a encore un matin, ce matin. Orné d’un jet de soleil qui transforme les parois de la chambre en ocre et or. Les corbeaux sont venus du bois de Vincennes assister du haut des pins, si paisibles, et des peupliers blancs, à l’irradiation de l’aube. Ici, pour rivaux ils n’ont que les pies ; les merles ni les passereaux ne sont de taille. Le jardin à distance est encadré d’immeubles, les animaux qui le connaissent sont sûrs de n’être pas dérangés. Les chats qui le traversent, rarement, dans la journée, sont bien fourrés, gros et gras. Ils font peut-être la chattemitte, comme disait le Poète, mais certainement pas la chasse, mythe pour eux périmé ! Leur nonchalant effort est d’aller, du pas élastique et désabusé des aventuriers qui se savent les princes de la rue, sur un coin de terrasse au béton attiédi. Mais ils ne se laissent approcher, caresser à peine, qu’à leur heure. C’est-à-dire lorsque une personne du genre fada des chats leur apporte en offrande un reste de poulet, voire un poulet entier cuisiné pour eux. Quant au reste de la journée, le programme en est simple : se toiletter longuement, soigneusement, assis au-milieu de sa queue, en se léchant le revers d’une patte qu’on se passe derrière les oreilles. Petite langue rose-aurore ! Ensuite, s’affaissant d’un mouvement voluptueux, se préparer à s’assoupir la tête sur les pattes avant, non sans surveiller d’un œil fixe, mais vague, le monde environnant. Jusqu’à ce qu’un soupir éteigne la lueur des prunelles fendues, que rallume en sursaut, comme un bref coup de vent ranime un feu de camp, le froissement d’un battement d’ailes de tourterelle dans les feuillages… « Tu as vu ? Sur le mur il y a mon chat gris et blanc au pelage de nuage.. » Aïlenn dit que c’est « son chat » mais elle ne l’a jamais approché. Comme le soleil, ce chat-là est signe qu’il y a encore un matin ce matin ! À chacun ses dieux.