Avec les années, rocher livré aux assauts de la houle, mon imaginaire s’érode. Un jour l’onde du temps, cette Salomé, réclamera carrément ma tête. Fini de jouer alors, même médiocrement (ainsi qu’on me le reproche), avec les mots.
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D’ici là, face à la porte-fenêtre, dans les carreaux je déchiffre des verdures inertes - laurier, olivier, chênes et pins -, assorties d’une grisaille laiteuse en guise de toile de fond, comme si je n’avais plus assez de l’énergie divine qui me permettait d’azurer le dais céleste.
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Bien compliqué, ce monde ! Plus encore, après trois-quarts de siècle. Déjà Méduse a commencé de pétrifier la chère guenille que nous habitons. Raidis, nos membres méritent le nom de « vieille branche » par lequel nous saluent ceux de notre génération !
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Indifférents à l’espoir comme au désespoir, l’âme trempée comme acier de Tolède dans le torrent glacé des jours, voici que nous contemplons l’univers qui nous contemple : malgré l’avancée du Désastre et les efforts de l’humanité, sa beauté ne se dégrade point.
Aligner des phrases pleines de mirages, en un désert indéfiniment blanc, dénué de dunes et de subterfuges :étrange projet pour l’avatar d’un Syméon stylite en haut de sa colonne ironico-ionique – que j’ai souvent l’impression d’être. Comme lui,
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je creuse, je creuse, sous la dictée d’une voix dont j’ignore la provenance. L’humus du langage me découvre l’une après l’autre ses strates : celle-ci d’argile rouge, celle-ci veine de charbon, plus bas l’avertissementd’une lave encore tiède.
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Depuis peu, à force d’obstination, d’ailleurs risible, et de paroles quasi-calcinées, je sens que j’approche ride après ride, du Laboratoire Central. Alors, comme dans l’huile de lin bouillant à point d’un peintre qui mijote ses vernis, ma plume frise.
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En naîtront des tableaux dont les couleurs, nappées de suc enrichi au baume de Venise, conserveront une inoxydable fraîcheur, à la manière de ces papillons retrouvés au coeur de blocs d’ambre mêlés au sable des plages de la mer Baltique.
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Protégés par leur parfum, leur infrangible transparence, leur silence d’or et leur absolue inutilité, mes poèmes dormiront, parfois réunis à titre décoratif sur l’étagère d’un amateur distingué, dans la solitude propre à leur inaccessible vérité.
Qui frappe ce soir, qui frappe aux portes
De la nuit ? Qui aux vantaux constellés
d’astres frissonnants comme agonies
de chouettes blanches par superstition
crucifiées aux battants d'une grange ?
Sorti un moment, j'ai pu expérimenter
l'emprise pétrifiante de décembre, l'air
acide agité d'ombres indéfinissables,
et colporteur de rumeurs suffisamment
indistinctes pour décourager quiconque
aurait voulu savoir si elles sont fondées !
La lune feignait de dissimuler sa bouille
asiatique derrière un réseau de ramures
dénudées afin d'espionner mes gestes,
tout comme si je projetais quelque crime
à la faveur de l’obscurité bleuissante. Or
je n'avais d'autre intention que de rêver
quelques minutes en humant l'air froid
environné des silhouettes fantastiques
des futaies du parc, avant de retourner
dans la maison au chaud écrire, encore
et encore puisque rien d'autre désormais
n'est resté au vieux désabusé que je suis.
Aleph ou délice, tu brilles dans mon souvenir
Ulysse, avec le grand ange doré la main posée
sur la poignée de la porte et le premier rayon
de l’aube qui miroite aux carreaux de la cuisine
. Ding les cloches Dang les cloches Ding-dong
au clocher verni sur lequel est posé le petit
héron doré comme une bergamote Capricieux
les souffles à l’odeur de menthe lui rebroussent
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de temps en temps la plume alors qu’à l’horizon
Notre Mer thalassante édifie ses briques d’écume
jusqu’aux nuages bas qui chaloupent sur l’azur
Et je rêve comme toi, Ulysse, de cette chapelle
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de Sainte Parascève où murmure jour et nuit
comme un ruisseau doucement plaintif et pur
dans le silence mystérieux des oliviers sauvages
l’influx inhumain d’un présent qui n’a pas de fin
Transe et mutation
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Les champignons distillent dans leur sein
la subtile senteur du terreau détrempé
On la reconnaît comme une promesse
On songe à la clémente nuit minérale
À son attirante douceur qui recueille…
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Pour ma part cependant je lui préfère
l’emportement du vent survolant la mer
grand trousseur de jupons d’écume
C’est à lui le voyageur le doux le violent
l’impénitent bavard suborneur de forêts
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que le plus volontiers je confierais ma future
fumée selon les mots d’un poète ascète
Ainsi m’envolerai-je avec les mouettes
de la lumière et me disperserai-je urbi
et orbi – changé en pollen de soleil levant
Galets polis
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Quoique dans la promiscuité
de milliers de ses pareils
chacun des galets de la plage
emprisonne en son coeur noir
des éons de solitude
.
Le plus étrange est que toutes
ces solitudes qui macèrent en des coeurs
de pierre n’en font qu’une
mystique immense inaccessible
Non moins inexplicable
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que la mélodie d’un chant venu
du fond de l’âme immémoriale
d’un peuple humilié quand elle suscite
en toute personne qui l’écoute
alors qu’on sombre dans le crépuscule
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un élan d’ineffable nostalgie…
Asakusa Tatori
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Le petit chat blanc accroupi
sur le rebord de la fenêtre
contemple pensif le bourg
surmonté du volcan sacré
Un long vol d’oies sauvages
zigzague vers les rougeurs
de l’horizon Est-ce crépuscule
du soir ou du matin Mystère !
Le Fuji-san et le chat songeur
veillent tous deux au bord
de l’éternel présent et n’ont
manifestement pas la moindre
intention d’émigrer autre part.
Vision panoramique (du haut de la Pierre)
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Est-ce le cas pour chaque être humain ?
De ma vie passée l'entièreté m'accompagne
qui se connecte constamment à mon présent
selon des choix suscités par la Circonstance
Odeurs visions objets sensations indescriptibles tout
est lié à tels moments d'émotion souvent fugaces
que sous le miroitement de l'Aujourd'hui
recèle ainsi que navires naufragés pleins des trésors de Golconde
l’abyssale mer qu'est ma mémoire
cette instance autonome de mon esprit
Et sitôt que je songe ou sitôt que minutieux archéologue
j’écris - chaque vécu relégué sous la vase de l’oubli
ressurgit intact frais net comme un paysage après la pluie
Stupéfait je constate que même un détail minuscule de mon
long passé à n'importe quel moment en un geyser imposant
peut refaire surface et luisant cétacé se révéler
immense au point d'occuper entièrement ma conscience
jusqu'à ce que pour un temps indéfini
je constate que j'ai perdu le réel de vue
et que Ce-qui-fut
était cent fois plus enchanteur plus édénique plus doré
que toute les promesses et autre pilules à avaler
dont prétend pouvoir me gratifier encore l'avenir !
Doppelgänger
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Doucement j'entends que bat mon coeur
à travers la brutalité du néant
Minutes d’insupportable silence
où l'on a l'impression que l'avenir
et même le présent vont se dérober sous nos pieds
Une carpette qu'on tire au passage
comme dans les dessins animés
pour que trébuche une personne
qu'on ne connaît pas mais qui déplaît
peut-être simplement d’assumer le rôle de miroir
où se profile tout ce que nous détestons
de notre propre personne
quand on la découvre confrontée
à la brutalité du néant...
Banalités émues
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Comment croire à une telle beauté du jour
et tant de sérénité après tant de bourrasques
Oh la tristesse du regard sur les magnifiques
pins abattus par la complicité du sol détrempé
et des incessantes rafales d’un vent enragé...
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Jamais l’on ne s’habitue à l’univers biface !