Transport en commun
A ma droite un homme coiffé d'un Stetson brun foncé
lit, de Maurice Genevoix, un roman dont la couverture
rouge est titrée « Lorelei » : « Britte a dû accrocher
son talon dans l'élan d'une fuite éperdue... » Je vais
devoir lire ce livre afin de savoir ce que cette femme,
que j'imagine aussitôt jeune et jolie, fuyait. L'avantage
des écrits est que leur monde échappe au temps !
Ils sont comme des bulles de savon, légères, dont
chacune recèle son décor, ses drames, ses amants,
à l'instar des tableaux fascinants de Jérôme Bosch :
tout n'y est que rêve et illusion, mais indéfiniment
accessible. O premières pages irisées, portes vers
l'Ailleurs, psychés pénétrables à volonté : « Un rêve,
décidément un rêve, dur et flou, insaisissable,
obsédant. - Entre, Gunther. » Qui est Gunther ?
C'est décidé. J'entrerai du pied droit dans la première
librairie venue et j'y réclamerai ce « Lorelei » qui me
renvoie au temps lointain où je me laissais envoûter
par les touchants poèmes de Guillaume Apollinaire...
O nos âmes anciennes ! Dans mes mains j'enserrais
tes poignets frêles ; et les tiennes vers mon visage
s'ouvraient comme des étoiles. L'automne errait
par la forêt. Avec la voix du vent, il insistait et insistait
jusqu'à ce que chaque arbre ait, cuivre rouge ou or,
consenti à verser son obole. Au-dessus de la brume,
un pivert acharné clouait on ne sait quoi. Nous avancions
entre les troncs silencieux comme en un cimetière.
Ta silhouette mince et pâle se détache à l'horizon laiteux
exactement comme elle était du temps où le chien noir,
en jappant, te courait derrière. Au miroir de l'étang
blanc apparaît toujours la même face déformante.
Une grande aile bleue y a sombré jadis et y verdit
au pied des roseaux noirs, parmi les débris et la vase.
On entend derrière un buisson gémir un très vieil ange,
à la bouche par sa chute fracassée. Au matin, un reste
de son sang brûle encore sur les crêtes, à l'endroit
où les neiges éternelles, avec les corps intacts
des alpinistes disparus, conservent nos jeunes années.
O tristesse des amours confrontées au souvenir
de leur fin ! O dans ton regard cette expression
d'enfant apeurée ! Je tenais tes poignets dans mes mains.
Elles s'ouvraient,
désespérées et vides,
comme des étoiles.
Sur la plage, la mer ramène la barque esquintée
du pêcheur disparu. La tempête a bouleversé
la ligne du rivage... Noirs ou blancs, des oiseaux
tous orientés le bec au vent, crient, crient leurs cris
criards, hochant la tête périodiquement, comme
des automates dont le désespoir, en cape
d'invisibilité viendrait en douce remonter la clef.
O tristesse des grands oiseaux quand le soleil
commence à décliner ! Odeur de bois brûlé.
Chuchotis des pas de la solitude qui s'éloigne,
la tête penchée, au long du littoral, cherchant
l'endroit précis au-delà duquel insensiblement
s'effacent la splendeur des choses, et nos souvenirs.