Quoi, la poésie ?
Dans ce qu'on pourrait appeler « l'univers contemporain », la poésie en poèmes n'occupe plus une place ni officielle, ni très visible. Je parle ici de la société occidentale. J'ai longtemps pensé qu'il s'agissait d'une véritable disparition, au profit, entre autres du genre romanesque. J'ai pensé aussi qu'il s'agissait d'un affaiblissement de la capacité de lecture :les lecteurs modernes ont pris l'habitude d'une passivité vis-à-vis de l'écrit (et
de l'écran) telle que l'exigence à l'égard de la chose écrite et de l'auteur impose, pour être lisible aujourd'hui, qu'une facilité absolue de compréhension évite toute sollicitation de l'imaginaire du lecteur. Le pont d'écriture sur lequel auteur et lecteur, quand il en existe un, sont censés se donner rendez-vous, suppose que l'auteur ait déjà traversé. Au temps de Mallarmé, c'était au milieu du pont que l'on se retrouvait : l'un apportant le poème, l'autre son imagination. Et le poème, de formulation hautement elliptique, ne suscitait d'intérêt que s'il réclamait, chez son lecteur, un bond de l'imagination capable de suturer les lacunes mystérieuses du poème. C'est ainsi que le poème était une sorte de petite machine langagière, dont la stratégie était moins de communiquer une information que d'amener à travers sa formule un lecteur à entrer dans la découverte de soi-même. C'est l'effort de compréhension qui amenait chacun à trouver dans le poème, moins ce qu'un auteur pouvait croire y avoir mis (s'il partait pour écrire de cette illusion), que ce que le lecteur en se fondant sur le prétexte du poème pouvait inventer, rêver, mettre en lumière de soi : mouvement de l'esprit alors à la base de ce qu'on a convenu d'appeler «émotion poétique».
A présent, l'affaire est devenue plus simplement complexe. D'une certaine façon, la poésie a perdu son lieu d'être, puisqu'on la veut partout et tout le temps, sans savoir clairement que c'est elle qu'on réclame. On cherche des vêtements qui donnent à rêver sur notre personnalité, on ne désire que des objets «désignés» de manière évocatrice ; la forme d'une automobile doit faire rêver de puissance, de vitesse, ou d'écologie ; un simple fer à repasser prend les lignes d'un yacht de luxe ; et ainsi de suite. Tous ces objets du matérialisme triomphant doivent, en corrélat avec le rêve, devenir désirables par une promesse cachée dans leur forme, leur couleur, les possibilités d'usages nouveaux. On le voit bien avec l'informatique : ce qui a fait la fortune de Windows et de Bill Gates, c'est le parti-pris d'ouvrir à travers les ordinateurs une multiplicités de fenêtres sur le monde, fenêtres dont le contenu est plus ou moins «virtuel», autrement dit «rêvé», et dont le couronnement est l'internet. A l'aridité fonctionnelle des premiers systèmes d'exploitation, avec lesquels, au prix de connaissances techniques assez avancées, on pouvait déjà réaliser les neuf dixièmes des ambitions pratiques que l'outil ordinateur était en mesure de satisfaire, s'est substitué, par un développement inouï de la puissance des processeurs, un environnement «multimédia», comme on dit, dont la richesse est essentiellement de faire rêver, et dont l'aboutissement est le jeu.
Dans tous les cas, il s'agit de voyage, du voyage poétique, qui déplace, qui emmène vers cet «ailleurs» dont un Baudelaire était tellement épris. Dans la poésie d'Homère, on voyageait vers Troie dans le but de récupérer la beauté, incarnée par la fameuse Hélène. C'était le projet de l'Iliade. Puis le poème s'est encore épuré dans ses objectifs : au cours de l'Odyssée, on voyage sans autre objectif que le rêve, comme Ulysse, qu'Homère oblige par toutes sortes d'artifices à visiter un monde méditerranéen magique et fantastique, avec Lestrygons, Cyclopes, Circés enchanteresses, Nausicaas ravissantes, et autres Sirènes dangereuses. Car le danger fait partie du charme et du désir. Le monde entier pour la conscience occidentale a pris l'aspect d'un poème à risque, il faut s'y risquer comme autrefois on se risquait à travers les mots. Le développement du tourisme, des tours du monde à la voile et des aventures humanitaires l'atteste. Ce sont les odyssées modernes, avec récits de voyages à la clé, retours d'aventures fascinants : les émissions de télévision telles qu'Ushuaïa sont le côté explicite, la « face visible» de cette «vieille» lune qui fascinait déjà Homère et Cyrano de Bergerac...
Bien entendu, «l'ailleurs» n'est pas forcément paradisiaque, il n'y a pas toujours d'île au trésor au bout : là est le risque, dont les agences de voyage s'efforcent en général de ne laisser que l'apparence, quand elles vous emmènent à travers l'Amazonie ou la jungle de Bornéo. Ou qu'elles suppriment complètement en y substituant des suggestions et des images de paradis, Caraïbes, Tahiti, Hawaï, l'île Maurice. Ce qui ne fonctionne avec succès que lorsqu'il y a effectivement dans le projet du voyage un halo de rêve, de désir, donc de poésie. Le touriste voyage pour se désorienter, mais pas trop, juste à son goût, comme le lecteur qui lisait des poèmes plus ou moins hermétiques selon la force de son imagination. Les formes de tourisme plus rudes, les tours du monde à pied, le baluchon sur l'épaule, à la Kerouac, et les départs pour «raisons humanitaires» dans des régions dangereuses, sont réservées aux rêveurs que les clichés poétiques, les clubs de vacances avec animations diverses et peu inhabituelles, ne comblent plus suffisamment en émotions fortes. Partons dans l'Everest si le Club Méditerranée ne nous suffit plus, comme on partait dans Mallarmé si Lamartine nous lassait.
De ce tour d'horizon concernant le poétique, disparu parce que partout et en tout répandu, je ne voulais tirer aucune conclusion autre que d'illustrer la fameuse parole d'Hölderlin selon qui «c'est poétiquement que nous habitons cette terre». Je m'interrogerai dans des réflexions ultérieures afin de cerner en quoi la diffusion générale et à usage pratique de l'esprit poétique peu aussi aboutir à un effet néfaste : la disparition véritable de la poésie, en poème ou autrement, non pas sa disparition fictive par dilution dans la vie elle-même ainsi qu'en rêvaient les Surréalistes, mais disparition fondamentale, radicale – si elle est possible ? -, avec ses conséquences éventuelles, perte de l'échange, impuissance, violence, destruction abyssale de la planète, recrudescence d'idéologie destinées à compenser cette poésie qui, comme je le disait, de n'avoir plus de lieu social, fût-ce en dehors des murs de la cité, risque peut être à terme de n'avoir plus lieu du tout.
(à suivre)